Naissance des Éxuvies

Depuis le mois de juin, mon travail a pris un nouveau tournant : celui des Éxuvies.

Une éxuvie, c’est la peau que laisse derrière elle une mue. C’est un reste fragile, témoin du passage d’un être, d’un état à un autre. J’aime cette image : elle dit à la fois l’abandon et la trace, le détachement et la mémoire. Elle évoque une transformation accomplie, mais dont il reste une empreinte sensible, fantomatique ou tangible.

Le thème de la mue, de la transformation, traverse mon travail depuis le début : des Archipels aux mues de Möbius, de Kraken à Drakarys… À chaque fois, il s’agit de laisser une enveloppe, de passer d’une peau à une autre, d’explorer ce qui se dépose et ce qui se poursuit. Avec les Éxuvies, cette intuition devient explicite : ce sont des œuvres qui naissent pour témoigner du changement.

Tisser par bandes : une géologie intime

Le principe est simple et exigeant à la fois : tisser par bandes, si possible, une par jour…
Chaque bande est une unité autonome, un fragment qui se suffit, mais qui garde en elle la possibilité de s’assembler avec d’autres. Jour après jour, je tisse une bande. Chacune porte l’humeur de son jour : plus vive ou plus assourdie, plus heurtée ou plus régulière, plus tendre ou plus tendue. Le fil, sa tension, son rythme, enregistrent tout. C’est une manière de tenir un journal textile, où chaque ligne correspond à un état intérieur et où chaque élément vient compléter le précédent, annonce le suivant.

Ce travail fragmenté oblige à accepter la discontinuité. Contrairement à une pièce murale tissée d’un seul tenant, les Éxuvies avancent par étapes, par ajouts successifs. Elles ne naissent pas d’un plan arrêté, mais d’une lente sédimentation. Comme une géologie intime, elles se construisent dans l’épaisseur du temps. Et parfois, elles se défont aussi : certaines bandes sont mises de côté, remplacées, recomposées. L’œuvre n’est pas linéaire : elle est une suite d’essais, de reprises, de mutations.

La matière comme mémoire

Pour cette série, j’ai choisi une base : le fil Matita d’Adriafil. Un mélange de chanvre et de coton, doux au toucher mais qui garde une apparence rustique, presque rugueuse. Ce contraste m’intéresse : il fait coexister la délicatesse et la rudesse, le proche et le lointain.

À ce fil s’ajoute une trame plus singulière : l’insertion d’un fil métallique rouge, un lurex qui traverse les bandes comme une ligne de feu. Il ne s’impose pas toujours, parfois il disparaît, puis revient. Il agit comme une pulsation : une énergie souterraine qui court à travers toutes les pièces. Pour moi, ce fil rouge est à la fois un marqueur et un souffle, une manière de dire que, sous les variations de couleur et de matière, une continuité circule.

Ces choix ne sont pas seulement esthétiques : ils portent une symbolique. Le chanvre et le coton, avec leur douceur et leur solidité, évoquent l’ancrage, la matière vivante. Le lurex, scintillant et métallique, introduit une dimension plus instable, plus vibrante, comme une braise dans la texture.

Un processus vivant

Les Éxuvies ne sont pas des pièces figées. Elles naissent et évoluent quotidiennement, s’agencent et se défont, se recomposent au fil des jours. Leur forme définitive n’apparaît qu’au terme d’un long processus, quand les bandes trouvent enfin leur juste assemblage.

C’est un travail où l’imprévu est accueilli. Une journée plus sombre, un fil choisi différemment, une variation de geste : tout cela devient matière. J’ai appris à ne plus chercher à lisser ces différences, mais au contraire à les intégrer. Les Éxuvies ne cherchent pas la perfection mais la justesse. Elles portent les marques de ce qui les a fait naître.

Dans ce sens, elles sont proches de la vie elle-même : jamais homogène, faite de contrastes, de tensions, d’accords dissonants et de réconciliations.

Mue et transformation

En travaillant sur cette série, je réalise que le thème de la mue traverse mon travail depuis longtemps. Ce n’est pas un hasard si je l’ai formulé tardivement : il me fallait passer par plusieurs matières, plusieurs gestes, pour le voir clairement.

La mue, ce n’est pas seulement changer de peau. C’est aussi accepter de laisser derrière soi une enveloppe, une forme ancienne, pour entrer dans une autre. C’est reconnaître que chaque étape a sa nécessité, et que rien ne disparaît tout à fait : il reste une trace, une éxuvie.

Mes bandes tissées en sont le reflet : elles portent la mémoire d’un jour, d’un état. Ensemble, elles composent des architectures textiles qui sont autant de passages.

Vers la suite

Les Éxuvies ne sont qu’au début de leur chemin. Deux pièces, Unzen et Moon’s Skin, sont en cours, mais je préfère les laisser encore dans le secret de l’atelier. Elles ont chacune leur histoire, que je raconterai plus tard.

Pour l’instant, ce que je peux dire, c’est que cette série me conduit à habiter autrement le temps du travail. À accepter la lenteur, les contraintes, les variations. À reconnaître dans chaque bande non pas une imperfection, mais un témoignage.

Les Éxuvies sont des peaux textiles, des témoins de mues intérieures. Elles ne sont pas seulement des objets à voir, mais des traces à lire, des fragments de mémoire tissés dans le fil.


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