Changer de matière sans changer d’élan

J’ai toujours aimé le textile.

Adolescente, j’ai rêvé d’avoir un grand métier à tisser à basse lisse, avec des pédales, des lames de bois, et une navette qui file comme le vent. Je ne l’ai jamais eu. Mais ce rêve est resté tapi quelque part, discret, persistant. Comme un fil en veille.

Pendant longtemps, j’ai travaillé le papier. Matière légère, fragile, lumineuse. J’y ai exploré les volumes, les plis, les ombres, les gestes précis. J’y ai construit un vocabulaire. Mais au fil du temps, certaines limites se sont imposées. Des limites pratiques d’abord : la fragilité du papier, la nécessité de l’encadrer, de le protéger, de l’isoler. Chaque pièce devenait un objet à manipuler avec précaution, à enfermer sous verre, à transporter comme un secret trop exposé. Les encadrements coûtaient cher, les formats restaient contraints. Tout devenait délicat, voire un peu contraignant.

Et puis il y a eu une lassitude. Un besoin de sortir du bleu polaire, de quitter cette gamme qui avait fini par m’enfermer. J’avais envie de travailler la couleur autrement, d’aller vers la matière, la texture, le contraste. D’improviser plus, d’expérimenter. De m’affranchir du travail numérique préparatoire. D’avoir seulement mes mains, du fil, une aiguille ou un crochet. Et du temps.

Le passage au textile s’est fait naturellement. Ce n’était pas une décision, mais une évolution organique. Rien de spectaculaire. Plutôt un glissement. Comme si ce que j’avais patiemment cherché dans le papier voulait, maintenant, passer par un autre biais.

Ce qui relie les deux matières, c’est la fibre, la lenteur, le soin. C’est le passage des couleurs, toujours, cette façon de faire migrer une teinte vers une autre, de tisser des transitions, de construire du fluide avec du fixe. C’est le thème de la mue, omniprésent depuis mes premières pièces. Le besoin d’explorer ce qui se transforme, ce qui persiste, ce qui quitte une forme pour en devenir une autre.

Mais ce qui change avec le textile, c’est tout le reste.

La posture, d’abord. Le corps travaille autrement. Il s’engage plus profondément. Il se plie, se redresse, s’ancre. Le geste est plus ample, plus incarné. Il y a plus de sensualité, aussi bien dans le faire que dans le recevoir. Les doigts s’immergent. Les fils résistent, caressent, s’accrochent, se tendent. On est dans une autre temporalité. Une autre écoute.

Mes intentions ont glissé, elles aussi. J’ai voulu me consacrer à la matière, à la couleur, aux textures. J’ai voulu apprendre la langue des fibres textiles, sans traduction. Travailler directement, sans croquis, sans détour. Faire avec ce qui est là. M’autoriser les erreurs. M’autoriser les surprises. Rendre le travail de la main partageable.

Et puis, il y a ce détail qui n’en est pas un : on peut toucher le textile. Il n’est pas sacralisé derrière une vitre. Il peut vivre, être approché, caressé. Il invite à un rapport plus direct, plus humain, plus tactile. Et cela change tout.

Je n’ai pas cessé de travailler le papier. Mais le fil m’appelle autrement. Il me retient et m’emmène, dans un même mouvement. Je ne cherche pas à choisir. Je cherche à tisser…

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