Plier, épingler, respirer – La beauté du presque


Dans l’atelier, les jours d ‘épinglage, la pièce se tient debout, déploie ses strates, ses plis, son langage.
Les épingles la sculptent sans la fixer : elles accompagnent sa respiration. Je dispose les bandes, j’ajuste les plis, je regarde la lumière glisser sur la matière. Et je pose les épingles, une à une, comme en dessinant les volumes. Rien n’est fixé, tout tient à peine — et c’est bien ainsi.

Pendant l’épinglage, la pièce devient sculpture. Entre l’aiguille et l’épingle, j’ai choisi la seconde. Ne pas coudre, c’est garder ouverte la porte du changement. Une couture ferme, une épingle questionne.
C’est une différence minuscule et immense à la fois.

“L’épingle, instrument de respiration.”

Suspendue sur son portant, Unzen se dresse dans l’atelier comme un corps en transformation.
Je la tourne, je la contourne, je l’écoute. Chaque pli s’improvise, se corrige, se réinvente dans l’espace. Il y a là quelque chose du modelage, du drapé, du geste du sculpteur qui ne sait pas encore où s’arrêtera la forme.
Les épingles sont mes outils de respiration. Elles maintiennent le possible. Elles m’offrent le droit à l’erreur, au repentir, à l’adaptation, à l’évolution.

L’œuvre épinglée reste dans un état de veille, toujours susceptible de se réorganiser, de s’adapter au lieu où elle sera montrée, à la lumière, à la gravité, à la température. Rien n’est jamais tout à fait acquis : la tension d’un fil, l’ombre d’un pli, le poids d’un ourlet modifient la respiration de l’ensemble.

J’aime cette incertitude. Elle rend la pièce vivante. Elle n’est pas inachevée ; Elle est organisme se mouvant dans le geste ouvert.

“Unzen, debout dans la lumière.”

Au départ, c’était un geste purement technique.
Je cherchais un moyen de maintenir les plis sans les arrêter.
C’est en me souvenant du travail de Simone Pheulpin, de ses plis serrés, de sa manière de sculpter la matière textile sans couture apparente, en la retenant par des aiguilles, que j’ai choisi de sculpter mes bandes tissées. Son travail m’a toujours fascinée : la patience, la densité, la lenteur presque géologique du geste. Je lui emprunte ce principe pour prolonger une intuition : celle que la fixation peut être vivante, provisoire, respirante.

À partir de là, les épingles cessent d’être de simples outils. Elles deviennent langage.
Un moyen d’articuler le temps, l’hésitation, la possibilité du repentir.
Dans mon atelier, l’épinglage est un moment de sculpture lente.
La pièce se transforme sous mes mains, non pas pour atteindre une forme finale, mais pour trouver son équilibre du jour.

“Les plis, les strates, le souffle.”

Coudre serait dire : voilà, c’est fixé, c’est fini.
Épingler, c’est dire : voilà, c’est en train de se faire, et je t’écoute encore.
La lumière est suspendue sur ses plis, le vent la frôle, et tout paraît en équilibre.
Dans cet état de « presque », je me sens intimement proche d’elle.
Je ne suis plus dans la fabrication ni dans la finition, mais dans un entre-deux fécond, où la matière me parle à voix basse.

Chaque épingle devient un pli, qui devient une note dans la partition.
Elles dessinent un rythme, un battement, une géographie intérieure.
Parfois je les déplace, je les enlève, je les remets ailleurs, et tout le paysage change.
C’est un dialogue lent, minutieux, sans hiérarchie entre ma main et le textile.

Ce n’est pas la couture qui tient la forme. C’est la respiration entre deux épingles. 

L’épinglage n’est pas un moyen : c’est une position. C’est une façon d’habiter son geste sans chercher à le clore.

Celle d’une œuvre qui préfère respirer plutôt que s’achever.
C’est un art du provisoire, du délicat, du réversible.
Et c’est sans doute là que réside pour moi la véritable solidité : dans la souplesse.

Les épingles me rappellent que rien n’est jamais définitif.
Qu’une œuvre peut se reprendre, se détendre, se transformer.
Elles laissent la place à l’imprévu, à l’évolution, à la lumière du lendemain.
Elles maintiennent la pièce dans un état de vie, d’attention, d’écoute.

Rien n’est tout à fait fini.
Rien n’est tout à fait commencé.
Entre les deux, la beauté du presque…

L’atelier

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