Reprendre le fil

Dans mon dernier billet du mois de juin, j’écrivais sur l’abstinence textile : ce temps forcé où mon poignet cassé m’interdisait presque tout geste. Avec le port de l’attelle, l’amplitude était réduite, le mouvement empêché. Cette immobilité brutale a d’abord été une grande frustration : le fil m’échappait, le métier restait muet.

Mais il fallait bien trouver un passage. Alors, j’ai cherché d’autres solutions. Avec mon attelle, j’ai remonté un petit métier, léger, facile à installer. Sa taille réduite m’autorisait de nouveau un geste, limité mais possible. Le mouvement, même contraint, reprenait.

C’est là qu’un autre rythme est apparu. Sheila Hicks et Olga de Amaral m’ont depuis longtemps inspirée avec leurs tissages en bandes : je me suis tournée vers cette idée. La bande est une unité simple, mais elle porte une liberté inattendue. 

Je me suis mise à tisser une bande par jour et chacune d’entre elles porte l’humeur de l’instant. Une couleur plus vive ou au contraire plus douce, un rythme plus heurté ou une longue traversée, un tissage plus patient ou plus vif… Chaque fragment se charge d’un état, ensemble ils composent une pièce à part entière et une page de journal textile. Dés le début, j’ai pensé ces bandes comme des unités autonomes mais destinées à être assemblées, cousues, ou tissées entre elles. 

Au lieu de chercher une continuité parfaite, j’ai commencé à voir la valeur de ces variations, comme un rythme intérieur qui se dépose dans le fil, le limon où se déposent les états traversés. Cette idée, déjà en germe avec la tenture Hortus Novus (dont je vous parlerai dans un prochain billet), ne m’a plus quittée. Même aujourd’hui, alors que mon poignet a retrouvé plus de liberté, je continue à travailler ainsi : chaque bande conserve sa singularité, comme une journée inscrite dans la matière. La pièce n’est plus seulement une composition abstraite, elle devient une chronologie intime — une suite de fragments tissés, où la mémoire du geste et de l’humeur se superposent.

Cette modularité répond à de nombreuses contraintes : contraintes physiques et de format. J’ai donc revu toute l’organisation de l’atelier autour de cet axe.

Ainsi, au lieu de regretter ce que je ne pouvais pas faire, j’ai appris à m’arrêter dans ce “moins-faire”. La lenteur imposée est devenue une alliée. Le silence, l’économie du geste, l’attention aux détails : tout cela a nourri le travail autrement. En parallèle, je noircissais des carnets, esquissais des croquis, rêvais des couleurs que je ne pouvais pas encore poser sur le fil. L’atelier existait autrement, invisible mais présent.

Chaque passage de la main réveillait une légère douleur, rappel que le corps impose ses conditions ; la tension dans le poignet, le poids de l’attelle, l’hésitation avant chaque geste, comme s’il fallait réapprendre à négocier avec lui, au ralenti…

La contrainte n’est pas un obstacle : comme la patience, elle peut être une matière en soi. En acceptant de réduire l’amplitude, j’ai ouvert d’autres possibles. Le geste restreint a engendré une nouvelle manière de construire, plus fragmentée, plus patiente, mais aussi plus proche de ce que je ressens au quotidien. 

De cette période de retrait est né un nouveau cycle. Les bandes sont devenues le point de départ d’une recherche plus vaste : les Éxuvies. Comme une mue, un passage, elles portent la trace de ce temps singulier. L’abstinence textile n’aura donc pas été stérile. Elle a préparé, en silence, les œuvres à venir.

Deux pièces sont déjà nées de ce cycle : Unzen et Moon’s Skin. Je vous en parlerai bientôt ici.
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